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À toi, pour toujours, mon spaghetti gratiné

À toi, pour toujours, mon spaghetti gratiné

Mariana Mazza raffole des plats gratinés. Encore plus des spaghettis sur lesquels on fait fondre beaucoup de fromage. Elle le dit elle-même : si elle pouvait se gratiner, elle le ferait. Dans cette autofiction débordante d’amour pour son plat de résistance, elle creuse dans ses souvenirs d’enfance et s’imagine son propre conte de fées.

J’avais 5 ans quand je l’ai rencontré pour la première fois. Ma mère revenait du travail et n’avait pas le temps de cuisiner. Elle a sorti le pot Mason du congélateur et l’a laissé sur le comptoir. Je voyais tranquillement le contenu du bocal se changer en substance brunâtre et orange. J’entrevoyais les carottes, les oignons et même la viande hachée qui s’humidifiait tout doucement au travers des glaçons. Elle a mis de l’eau à bouillir, a sorti un paquet de spaghettis, puis l’a immergé dans l’eau. Je suis allée prendre mon bain et en sortant, l’odeur du doux mélange m’est entrée dans le nez. Dans le corps. Dans le cœur.

Coup de foudre à travers la porte vitrée

Je me suis approchée de la vitre du four et je l’ai vu pour la première fois. Le fromage sur le dessus du plat changeait de couleur, passant du blanc, au rosé, à l’orangé et au brun. Ma mère a ouvert la porte du four. Elle a sorti le plat en plissant légèrement les yeux pour limiter le désagrément de la fumée chaude. Elle l’a déposé sur le dessus du four pour le laisser frétiller et a mis les assiettes sur la table. Les ustensiles. Je me suis attablée et j’ai attendu. Les plus longues minutes de toute ma vie.

Trop chaud pour être consommé, trop liquide pour qu’il garde sa forme en le coupant et surtout trop parfait pour que je m’en plaigne. Ma mère a découpé un petit carré. En soulevant la spatule dans les airs pour détacher le morceau, un long filet de fromage s’est créé. Dans ma bouche, une accumulation de salive violente et insoupçonnée. L’impatience battait son plein. Mon ventre scandait la faim.

Elle a déposé le morceau dans mon assiette. Les effluves du fromage mélangé à la tomate ont fait crier mon ventre. Le gargouillement était insupportable. J’ai planté ma fourchette dans la masse coulante de fromage et j’ai approché le trésor de ma bouche.

Ça manquait à ma vie sans même que je le sache. À partir de ce moment, ma relation avec le spaghetti gratiné était officiellement entamée.

Une relation éperdument fusionnelle

Quand ma mère ne savait pas quoi cuisiner, qu’elle soupirait devant le réfrigérateur, la porte ouverte et le regard perdu dans le néant de la boîte froide, je lui disais : « Tsé m’man, on peut manger un spaghetti. » La plupart du temps, elle me répondait : « Ça fait déjà deux fois cette semaine. » Les yeux dans l’eau, je lui disais que ce n’était pas grave, parce que je voulais en manger le plus souvent possible.

Quand j’allais au restaurant et qu’il y avait trop de choix sur le menu, je commandais tout le temps le spaghetti gratiné. Et quand la serveuse me demandait si on le gratinait, je lui répondais avec condescendance et mépris : « D’après vous? ». Mais ce n’était pas de sa faute si elle ne comprenait pas ma relation absolument fusionnelle avec le spag’ gratiné. Elle ne pouvait pas savoir à quel point c’était du vrai et du solide.

Quand j’allais chez des amis et que leurs parents nous demandaient ce qu’on voulait manger, je répondais que gratiner un spaghetti c’était facile et qu’ils avaient probablement tous les ingrédients dans leur réfrigérateur. Au grand dam de mes amis qui roulaient des yeux à chaque fois.

Un amour gustatif à partager

La première fois que je suis allée en date, à l’âge de 16 ans, le jeune homme m’a demandé si je voulais aller prendre une crème glacée quelque part dans le coin. Je lui ai dit que je n’avais pas soupé et qu’on pourrait aller manger dans un endroit où ils servaient les deux : de la crème glacée et du spaghetti gratiné.

« Mais c’est pas pantoute la même chose, non? Une crème glacée, c’est petit et froid. C’est rapide à manger. Un spaghetti, c’est… »

Je me souviens de lui avoir coupé la parole, insultée, presque en colère : « C’est délicieux. C’est ça ce que c’est. Un spaghetti gratiné, c’est vraiment délicieux. »

Je ne l’ai jamais revu.

Un jour, à l’âge de 30 ans, je suis allée prendre un café avec un ami de longue date. Un ami qui faisait partie de mon quotidien, mais avec qui il ne s’était jamais rien passé. Il avait choisi une place où on servait du spaghetti gratiné. Je m’en suis commandé un. Lui aussi.

Nous sommes tombés en amour à partir de ce moment-là. Nous avons parcouru le monde à la recherche de la meilleure version de notre passion commune. Passant par les villages de l’Italie, les océans de l’Amérique du Sud et par les déserts du Sahara, nous avons constaté que rien ne pouvait battre le spaghetti gratiné de ma mère. Absolument rien.

Un soir, après avoir englouti nos assiettes respectives, il s’est mis à genoux et m’a demandé de le marier. J’ai dit oui… à condition que ma mère cuisine notre repas de noces.

Le dernier spaghetti gratiné

Quand mon mari est tombé malade plusieurs années plus tard, que nos enfants venaient de repartir vers leur maison et que nos petits enfants avaient été gâtés par le personnel de l’hôpital, nous nous sommes posés sur le lit rétractable des soins palliatifs et nous avons fermé les yeux. Je me souviens encore de notre dernière conversation.

« Tu sais chérie, il n’y a plus rien à regretter. La vie se vit intensément et passionnément. C’est ce que nous avons fait. Nous avons bâti notre maison, fondé notre famille, fait des voyages. Nous avons ri, pleuré, crié, chanté. Maintenant, je vais me reposer. Sans regret et sans chagrin. À tes côtés. »

Les yeux pleins d’eau, je l’ai regardé et je lui ai demandé : « Si tu avais un dernier souhait, un seul, ce serait lequel? »

Avec le plus grand sourire, l’œil taquin et le dernier souffle qu’il lui restait, il m’a répondu : « Un spaghetti gratiné. »

C’est là qu’on a dégusté notre dernier spaghetti gratiné ensemble.

Crédit photo de Marianna Mazza : Jimmi Francoeur

Montage photo : Recettes d'ici

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