Tous les articles de la catégorie
Tendances
Jeter l'eau des pâtes, cette infâme disgrâce!

Jeter l'eau des pâtes, cette infâme disgrâce!

Par Catherine Ethier

Il est de ces crimes qu’il vaut mieux ne pas commettre (contrairement à tous ces crimes formellement autorisés, comme porter du rouge à une noce ou manger du gâteau à même… le gâteau [LE PLUS DOUX DES LARCINS]). Certains crimes valent toutefois mieux ne pas être évoqués, au risque de déclencher l’émoi suprême, un dédain immédiat, une colère monstre ou simplement d’être expulsé du brunch de Pâques sans avoir eu le temps d’embrasser mamie.

Je n’exagère absolument pas en affirmant qu’écrire les cinq mots interdits suivants représente pour moi le risque le plus flamboyant que j’aie pris de ma carrière :

Jeter l’eau des pâtes.

Cette phrase, on ne l’écrit pas sans être parcouru d’un violent frisson, la plus haute disgrâce culinaire, passible de l’interdiction formelle de s’approcher du poêle à tout jamais (et de l’extradition en cas de récidive).

J’ignore si je suis la seule, mais moi, je ne suis pas née avec cette information inscrite sur le petit papier avec mon nom à la pouponnière. Ce n’est qu’à l’âge adulte avancé (lire il y a quelques printemps à peine, absolument, je me confie ici avec abandon et honte) qu’on m’a mise au fait de cette pratique apparemment INNÉE et ÉVIDENTE POUR TOUS qui consiste à réserver un peu d’eau des pâtes pendant la préparation d’un repas pour en sacrer une louchette ou deux dans la sauce pour l’épaissir ou dans le plat de linguine final (je ne suis jamais exactement certaine de quand ou de où il faut la sacrer, cette louchette, mais ce qui compte vraiment, c’est d’en informer les convives avec satisfaction et autorité) :

« J’Y AI MIS UN PEU D’EAU DES PÂTES. Les larmes de Gaïa! Voyez comment ces farfalles sont liées élégamment à cette sauce de rêve, voyez comme je sais cuisiner sans artifice aucun, instinctivement, j’ai visité les Pouilles, je connais Da Giovanni, appelez-moi ITALIE ».

J’ignore si le fait d’ajouter l’eau des pâtes fait désormais de moi une femme plus sensationnelle qu’hier, mais ce simple geste du poignet, ce transfert d’eau et d’amidon (que j’accompagne chaque fois de l’album Miserere de Bruno Pelletier) semble élever mes spaghettis carbonara au rang de « mautadites bonnes pâtes, prière que ce repas ne finisse jamais, j’ai rarement eu les doigts de pieds en éventail de même, je me tais à l’instant, que je prenne une autre bouchée ».

J’imagine que cette dite eau y est pour quelque chose, puisqu’on en fait tout ce fromage. Le nouveau boucan des pâtes du mardi soir. La sensation du small talk de kiosque à gratteux. J’haïs pas ça. Et gardez-vous bien de croire naïvement que le culte de l’eau des pâtes se termine là, pauvres étourdis. Attachez soigneusement votre petit casque avec un beau ruban rose, parce que l’eau des pâtes est encore plus polyvalente qu’un couteau suisse.

Alors. En plus d’être apparemment un formidable cadeau d’hôtesse à offrir dans une jolie fiole de cristal, l’eau des pâtes aurait aussi des vertus nettoyantes. Des vertus nettoyantes! Plus de savon à vaisselle, Jean-Pierre? Chasse ce vilain vague-à-l’âme de ton beau visage et lave-moi ce chaudron encrassé de côtelettes illico avec ton eau de penne encore bien chaude; tu vas voir, ça décrasse comme un rêve et en plus, tu feras tabac auprès du facteur quand tu lui raconteras ton tour de force avec menus détails et vidéos croquées sur le vif à l’appui.

Mais attention, la merveille ne prend pas fin ici; l’eau des pâtes sait aussi se faire une formidable alliée descendue des cieux par un rayon de soleil qui perce les nuages (toujours sur la trame sonore de Miserere) en toute situation d’urgence.

Pieds rugueux? Eau des pâtes.

Plancher gommant? Eau des pâtes.

Envahissement de mauvaises herbes dans ta belle cour? EAUX DES PÂTES, MA JOLIE.

C’est pas mêlant, je suis à la veille de passer un appel à la NASA pour vérifier si quelqu’un aurait omis d’essayer l’eau des pâtes pour guérir la tuberculose sur-le-champ ou pour réconcilier Harry Styles et Florence Pugh (la NASA me redirigera vers la bonne personne, leurs téléphonistes sont excellents).

Vient maintenant la question qui fait frémir la nation : est-ce un crime que de jeter l’eau de ses pâtes sans en faire une réduction à inclure dans sa capsule temporelle ni la réutiliser pour la cuisson vapeur de son broccolini sans omettre d’appeler sa mère pour l’en informer profusément?

Absolument. 10/10 criminel.

Et sachez que chaque fois que vous vous dirigez furtivement vers l’évier avec votre chaudron frémissant d’amidon et d’absolues merveilles, Jehane Benoît vous observe, évanescente, dans sa jaquette victorienne, cuiller de bois à la main et regard désabusé.

LES CIEUX SAVENT. Chaque fois.

Mais surtout, ma poupée, tu te prives de tant de bienfaits. D’une nouvelle ère culinaire. D’une révolution dans ton casseau.

Va donc te faire cuire un beau spaghettini. Tu m’en donneras des nouvelles.

illustration